L’ACTUEL : Quelle lecture faitesvous de la situation économique de l'Algérie en 2020 ?
Omar Berkouk : Les conséquences de la baisse des ressources du pays et de la réduction des marges de manoeuvres budgétaires du gouvernement se ressentent déjà au niveau des conditions de vie de la population et de l’activité des entreprises.
Mais vu de l’extérieur, cela semble « tenir la route » en raison de l’existence de réserves de change (45 milliards de dollars) et d’un déficit budgétaire colossal (14% du PIB) qui soutient un peu l’activité et maintient les subventions indispensables à la vie quotidienne des Algériens. Les actions décidées par le gouvernement en termes budgétaires pour faire face à ces crises sont de court terme. Elles conduisent à la question lancinante du financement des déficits internes et externes à l’horizon 2022 lorsque les réserves de change seront épuisées. Il ne faut ni parier sur une remontée rapide des prix du pétrole ni sur l’exploitation également rapide de nouveaux gisements qu’ils soient de schiste ou conventionnels pour générer des ressources à court terme.
C’est, donc, à un long hiver économique que doit se préparer le pays : double déficit de 15 à 20% du PIB, récession économique : -3% à -5%, taux de chômage officiel : 20%, endettement interne : 50% à 100% du PIB, réserves de change : disparition programmée. C’est un triste tableau !
L'onde de choc Covid-19 a été brutale en Algérie comme partout ailleurs ; quelle est l'ampleur de la crise économique, notamment sur le plan budgétaire ?
Il est vrai que la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 est un choc exogène aux conséquences économiques et sociales mondiales. Le monde s’est arrêté de tourner 3 mois pendant la première vague et il est au ralenti au cours de cette seconde vague.
Les économies développées vont connaître des récessions entre -6% et -12% en 2020 et une contraction de leur richesse nationale à l’exception de la Chine d’où est partie la pandémie !
Les pays développés aidés par leurs banques centrales (FED, BCE, BOJ, BOE, etc.) ont abandonné l’orthodoxie budgétaire et monétaire pour éviter l’effondrement de leurs économies. Les ratios dogmatiques limitant le déficit budgétaire à 3% et l’endettement global à 60% du PIB ont volé en éclats. Ces pays sont en train de saisir l’opportunité de cette crise sanitaire pour transformer leurs économies en les numérisant et en les « verdissant » avec de l’argent gratuit. Ils en sortiront plus forts.
Les pays en développement n’avaient pas les ressources suffisantes pour saisir cette période d’argent « gratuit », à l’exception peut-être de l’Algérie, si sa gouvernance économique lui avait permis de présenter des fondamentaux solides. La pandémie agit comme une saignée sur un corps affaibli par des maladies chroniques : dépendance aux hydrocarbures, secteur public hypertrophié et inefficient, double déficit : budgétaire et extérieur entre 14 et 20% au terme de cet exercice, taux de chômage élevé, notamment celui des jeunes (25%).
Dans ce contexte, le gouvernement prévoit dans sa LF 2021 une hausse du budget de fonctionnement de 11,8%, contrairement à ses engagements de réduction de la dépense publique, une baisse du budget d’investissement de 28%. Cette Loi de finances ne prépare pas l’avenir mais elle essaie tant bien que mal de répondre aux urgences sociales du présent en faisant l’impasse d’une aide aux entreprises.
Elle indique à l’évidence le « corner » dans lequel est acculé le gouvernement. Ce budget n’empêchera pas l’envolée du chômage et les faillites d’entreprises.
Les pourparlers du gouvernement algérien avec le FMI ont déjà commencé. S'achemine-t-on, à terme, vers un retour à l'endettement extérieur ?
Discuter avec le FMI ne révèle pas forcément une volonté de solliciter une aide financière de cet organisme. Les missions qu’il effectue dans les pays membres relèvent également des études régulières et du rôle de conseil a priori dont il est investi.
A cette occasion, les autorités financières du pays peuvent « sonder » les conditions d’une aide éventuelle. A ce jour, l’Algérie n’a pas sollicité le concours du FMI parce qu’elle n’est pas encore en crise de trésorerie ! Qu’en sera-t-il à terme ? A entendre les dirigeants du pays, le recours à l’endettement externe auprès des marchés financiers est exclu.
Le douloureux souvenir de l’intervention du FMI dans les années 90 et son Plan d’ajustement structurel (PAS) exerce l’effet d’un repoussoir, rendant inenvisageable cette solution. Les autorités se permettent seulement d’envisager des concours bilatérauxmultilatéraux ou des crédits fournisseurs (Chine).
Les besoins financiers du pays (double déficit) ne peuvent pas être financés par des concours bilatéraux en raison de leur importance (20 milliards de dollars par an) pendant au moins 5 ans. Ni le marché financier international ni les différents organismes bilatérauxmultilatéraux ne pourront financer l’actuel modèle économique algérien fait de rentes, de subventions et d’entreprises publiques obsolètes.
Il faut que le pays dégage des ressources internes « bloquées » par son organisation et son mode de fonctionnement. Il doit adopter son propre PAS avant qu’il ne lui soit imposé et utilisé à bon escient le solde de ses réserves. Depuis 2014, beaucoup de temps a été perdu. Le 22/02/2019 pouvait engager l’Algérie dans une nouvelle gouvernance sans le stress du cumul des conséquences de toutes les crises.
Dégager les ressources internes « coincées » dans le système impliquera des privatisations massives dans le secteur public marchand, l’ouverture sans restriction à l’investissement privé de tous les secteurs à l’exception de ceux considérés comme stratégiques et/ou relevant de la sécurité nationale, lever tous les obstacles devant le développement des IDE en améliorant le ranking du pays dans le Doing Business, orienter les ressources vers l’agriculture, les énergies nouvelles, l’économie numérique et du savoir. En somme, transformer l’Algérie de pays consommateur à pays producteur et la faire véritablement rentrer dans la nouvelle division internationale du travail. Comme une entreprise, le pays se dotera de fonds propres qui lui serviront d’effet de levier pour un endettement externe incontournable et nécessaire à ses projets de développement viables.
Dans un récent entretien accordé au quotidien Liberté, vous disiez que le recours à la planche à billets est inéluctable ; pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
J’écoute rarement ce que disent les politiques. Je préfère regarder ce qu’ils font. S’agissant de la planche à billets, ils sont en train de la pratiquer sans le dire. La preuve réside dans l’explosion de l’endettement interne et le cumul des déficits budgétaires. Les impasses de cet ordre sont financées par les avances de la Banque centrale au Trésor public.
Comment peuvent-ils faire autrement dans un contexte de baisse de la liquidité, d’absence de marché des capitaux domestiques pour souscrire à des obligations d’État ? Ce financement depuis la modification de la Loi sur la monnaie (2017) est discret. L’absence de statistiques de la BCA et du Trésor au fil de l’eau sur ces concours ne nous permet pas d’en évaluer l’ampleur. Seul un audit des finances publiques dans le cadre d’une alternance gouvernementale nous indiquera le cumul réel des déficits des Lois de finances antérieures et leur mode de financement.
Depuis son intronisation à la tête de l'Etat, le nouvel Exécutif n'a pas été avare en matière de grandes annonces sur les réformes économiques qu'il veut mener, notamment dans les secteurs dits stratégiques (industrie et mines, agriculture, numérique, etc.). Pourtant, rien qu'à voir la gestion du dossier automobile, nous avons l'impression que le salut ne sera pas pour demain. Comment dépasser ce plafond de verre selon vous ? Savons-nous faire de l'économie sans regarder du côté prix du baril de Brent ?
L’économie nationale vit dans une situation d’inertie. Au-delà de la « malédiction » de la rente pétrolière, elle est victime du mauvais héritage culturel et fonctionnel de la période (1965-1986) du tout public, modèle emprunté aux pays socialistes. Après l’Indépendance et suite à des batailles idéologiques, c’est le modèle de développement socialiste qui s’est imposé, avec socialisation des moyens de production, plans quinquennaux et centralisme bureaucratique...
Le modèle de développement a permis à l’Algérie de réaliser des avancées sociales et économiques, renforcées par la nationalisation des hydrocarbures.
Il avait hissé la production manufacturière à 25% du PIB. Il répondait aux besoins de base de la population et se déroulait selon une logique lisible. Sans nostalgie, ce modèle situait l’Algérie dans les pays capables d’un développement autonome. Le pays semait du pétrole pour se doter d’une industrie et d’une agriculture. La crise pétrolière de 1986 a montré la vulnérabilité du pays avec un endettement externe de 30 milliards de dollars. Nous connaissons la suite douloureuse des évènements…
Mais en novembre 1989, chutait le mur de Berlin et triomphait le capitalisme partout dans le monde… sauf en Algérie qui n’a pas su faire sa mutation, entravée, bien sûr, par les années de terrorisme. L’avènement de Bouteflika en 1999 a ouvert l’ère d’une « économie de bazar » aidée par une flambée des prix du pétrole. Durant les 20 ans de règne de Bouteflika, ont coexisté les restes d’une économie dirigée et une ouverture tous azimuts du commerce.
Le tout import a fait plonger la part de l’industrie dans le PIB de 25% à 4%. L’argent du pétrole n’a pas connu la meilleure utilisation. L’Algérie avait inventé son propre modèle économique sourd et aveugle à l’évolution du monde. Ainsi, l’économie nationale n’est ni libérale ni socialiste. Il faudra, donc, choisir vite son modèle de développement car l’argent facile est terminé !
La LF 2021 a été adoptée par les deux Chambres du Parlement dans un contexte plutôt chaotique. Alors que le gouvernement assure que la loi est dictée par des impératifs ad-hoc, beaucoup d'experts annoncent déjà que ce texte est aux antipodes des ambitions annoncées lors de la présentation du fameux plan de relance, notamment en matière de relance ; quel en est votre sentiment ?
Dans tous les cas, une Loi de finances est un exercice comptable de maximisation sous des contraintes et choix à opérer. Cet exercice, de par sa réalité, se distingue des voeux et projets gouvernementaux. Il les confronte au champ du possible et les ramène aux urgences du moment. Ces urgences économiques et sociales vont absorber la plus grande partie des ressources pour permettre à la population de vivre. Elles se retrouvent dans l’augmentation du budget de fonctionnement et la baisse de celui de l’équipement. Ce n’est pas dans le Budget 2021 que l’on trouvera les moyens de la relance. Il faudra déployer une nouvelle stratégie fondée sur une extraction de ressources « coincées » dans l’inertie de l’appareil bureaucratique et juridique de l’État.
Parmi les torts qu'on reproche à la LF 2021, sa propension à réhabiliter la gestion bureaucratique de l'économie. A travers ce texte dit « de rattrapage », pensez-vous que le gouvernement s'est déjà rangé du côté des réalités économiques du pays ?
Le gouvernement ne « réhabilite » pas la gestion « bureaucratique ». L’État algérien fonctionne depuis l’Indépendance sur un modèle bureaucratique. C’est bien là que résident les principaux obstacles aux réformes nécessaires à la libéralisation du potentiel créatif des Algériens. Il ne faut pas lui demander d’avoir de l’imagination. Incapable de se projeter dans l’avenir, il gère le présent comme il peut. Quand les ressources financières sont abondantes, il les utilise comme si elles étaient éternelles et quand elles deviennent rares, il les affecte aux besoins urgents qui, non satisfaits, risqueraient de le remettre en cause. Cette doctrine est à la base de la construction de la Loi de finances 2021. Pour des plans de relance sérieux, il faudra attendre une autre gouvernance et un changement de paradigme !
Dans ce contexte de disette budgétaire, qu'en sera-t-il des projets d'ouverture de certains secteurs, comme le transport ou les banques, aux investissements et capitaux étrangers ?
Avant la disette budgétaire, il était nécessaire de libéraliser un maximum de secteurs marchands pour économiser les ressources de l’État. Aujourd’hui, c’est le constat d’impuissance de celui-ci qui le commande. Cette ouverture est un des volets des réformes de structure que tout le monde espère pour sortir le pays de la dépendance des hydrocarbures et entamer la diversification économique salutaire.
Il s’agit d’une réforme délicate et importante qui était difficile à mener en période d’aisance financière en raison des conséquences sociales des restructurations préalables à ce processus. Dans le contexte de faibles marges de manoeuvres financières de l’État, cette action est devenue difficile mais il faudra la faire. Réussie, elle augmentera la croissance potentielle de l’économie nationale et soulagera les finances publiques. Les stratégies et l’ingénierie financières pour le faire existent. L’État aura-t-il la volonté de mettre à exécution ses projets ?
L’Algérie n’est pas isolée ! Elle s’isole volontairement quand elle a peur. Échaudée par l’accord prématuré de libre-échange avec l’UE et les différents accords qu’elle avait passés avec les pays arabes et autres, l’Algérie se trouve en situation défensive parce que l’État a pris conscience de la faiblesse concurrentielle de son économie. Pendant 20 ans, l’Algérie a été le débouché commercial de l’UE, des pays de l’Uma, de la Chine, etc. La justification de la signature prématurée de l’accord avec l’UE était la sortie de l’isolement après les années de terrorisme. Mais on ne signe pas avec une zone économique puissante un accord de libre-échange alors que l’on n’a rien à leur vendre en qualité et en normes produits. Les hydrocarbures étant exclus de l’accord.
Cet exploit diplomatique au « crédit » du président déchu a coûté cher au pays. Il faut prendre exemple sur la façon dont la Chine a géré son adhésion à l’OMC ! Il n’y a que dans l’imaginaire des décideurs algériens des accords gagnants-gagnants. Pourtant, les anciens avaient brillamment négocié les accords d’Evian et la nationalisation des hydrocarbures. S’agissant d’une préférence pour une zone particulière d’adhésion, la réponse sera dictée par les intérêts de l’Algérie… seulement ! Comme l’Angleterre victorienne : l’Algérie n’a pas d’amis, n’a pas d’ennemis mais que des intérêts.
Un éminent expert algérien a dit un jour que « l'Algérie est parmi les rares pays au monde où libéralisme tous azimuts ferait le plus grand bien » ; comprenez-vous ce raisonnement ?
Depuis la crise financière de 2008, le concept de libéralisme économique est devenu « un gros mot ». Pour sauver l’économie de marché et le capitalisme, la plupart des États riches et groupes d’États (USA, OCDE, UE, etc.) avaient décidé, entre 2008 et 2011, de mettre en place plus de régulation et de réglementation pour éviter que le capitalisme libéral engloutisse dans une crise ultime la civilisation occidentale.
Cette démarche louable a permis la mise en place d’un corset autour des banques et de la finance en général. Le contrôle au plus près des Banques a eu pour conséquence le contrôle des entreprises non financières à travers leurs flux financiers. De la même manière, la Révolution verte en rapport avec les considérations climatiques est en train de réglementer l’activité industrielle et commerciale des entreprises non financières. Peut-on dire pour autant que le capitalisme libéral est en voie d’extinction ? On est en droit de le souhaiter mais l’on connaît ses ruses et ses capacités d’adaptation. Les années Trump sont là pour nous le rappeler !
Est-ce que le libéralisme économique tel qu’il s’entend : « Laisser faire, laisser passer, le monde va de lui-même » est souhaitable ? Peut-il prospérer en Algérie ? La réponse est doublement non. Pour des raisons historiques, culturelles et objectives. L’Algérie a besoin d’une véritable économie de marché avec des règles et un cadre fiable de fonctionnement. L’Etat assure la collecte des impôts, le bon fonctionnement des Douanes, la justice et l’équité et la stabilité du cadre juridique.
Biographie :
Omar Berkouk est un expert économique et financier diplômé des Universités d’économie de Toulouse et de Paris Dauphine. Il a exercé pendant 26 ans à Paris et à Londres au sein d’établissements bancaires et financiers internationaux : Banque Paribas (Paris), Paribas Capital Markets (London), Morgan Stanley UK Group (London), Crédit agricole - Indosuez (Paris), DEXIA Banque (Paris) et UBS (Paris). Il a développé une expertise dans les domaines du financement de projets, de Corporate finance, de Capital markets et d’Asset management. Depuis 2010, il exerce en Algérie une activité de conseil auprès de grandes sociétés privées de l’assurance, de l’agro-alimentaire et des services pour lesquelles il conçoit les stratégies financières de leur développement. Aujourd’hui, il participe en collaboration avec des incubateurs (Capcowork..) à la réflexion et à la mise en place d’un écosystème propice à l’éclosion d’une nouvelle économie algérienne fondée sur les entreprises innovantes.