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Entretien avec Francis Perrin, directeur de recherche à l’Iris (Paris) : « Le pétrole est une statue qui n'est pas facile à déboulonner »

Entretien avec Francis Perrin, directeur de recherche à l’Iris (Paris) : « Le pétrole est une statue qui n'est pas facile à déboulonner »

Rédigé par H. Merzouk / Entretien / mercredi, 17 mars 2021 10:41

Affirmant que 2020 était « très difficile » pour le secteur pétrolier avec une baisse de 9% environ de la consommation pétrolière mondiale, Francis Perrin, directeur de recherche à l’Iris (Paris) et chercheur associé également au Policy Center for the New South (PCNS, Rabat), relève que pour l’année en cours, un élément géopolitique s’annonce important, à savoir la négociation autour du programme nucléaire de l'Iran et l’éventuel accord entre Washington et Téhéran.

De l’Algérie, le spécialiste indique que la réussite de la politique énergétique de notre pays est, entre autres, tributaire d’une « grande stabilité politique, une forte mobilisation des forces politiques, économiques et sociales autour de priorités largement partagées et un cadre très incitatif pour les investissements publics et privés, nationaux et étrangers ».

L’ACTUEL : L'année 2020 était une sorte d'« uppercut » à l'industrie pétrolière. Si l'or noir ne sera pas définitivement enterré, risque-t-il de perdre la cote dans le nouveau paradigme énergétique mondial ?

Francis Perrin : Le nouveau paradigme énergétique mondial ne découle pas de la pandémie de Covid-19 depuis le début 2020 mais de la montée en puissance de la contrainte climatique, en particulier depuis la signature de l'Accord de Paris à la fin de la COP 21 en décembre 2015. Dans cette nouvelle donne, les énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel) sont sur la sellette, le charbon tout particulièrement. Progressivement, la part du pétrole sur le marché énergétique mondial va diminuer, mais il convient de souligner que cette tendance est déjà à l'œuvre depuis quelque temps.

Cela dit, le pétrole est une statue qui n'est pas facile à déboulonner du fait de son poids énorme dans les transports routier, aérien et maritime ainsi que dans l'industrie pétrochimique ; des utilisations indispensables dans tous les pays du monde. Pour ce qui concerne 2020, cela a effectivement été une année très difficile pour le secteur pétrolier avec une baisse de 9% environ de la consommation pétrolière mondiale, une chute vertigineuse des prix du brut entre janvier et avril avant leur remontée à partir de mai dernier et des pertes colossales pour plusieurs grandes compagnies pétrolières.

Quels sont les facteurs (donc les scenarii) géopolitiques qui peuvent tirer le marché pétrolier vers le haut ?

Le marché pétrolier ne se porte pas trop mal aujourd'hui. Le 23 février, le prix du Brent de la mer du Nord a retrouvé son niveau le plus élevé depuis le 8 janvier 2020, même si une partie de la hausse récente n'est pas durable car elle est liée à la vague de froid exceptionnelle aux Etats-Unis, notamment au Texas. En fin de journée à Londres, le cours du Brent était supérieur à $65 par baril. Sur le plan géopolitique, le point clé en 2021 sera la négociation autour du programme nucléaire de l'Iran. En cas d'accord entre Washington et Téhéran, l'Iran obtiendrait la levée ou la suspension d'une partie des sanctions économiques américaines, ce qui lui permettrait d'accroître rapidement sa production et ses exportations pétrolières et aurait un impact baissier sur les cours de l'or noir. A l'inverse, si ces deux pays n'arrivent pas à s'entendre, cela pourrait pousser les prix du pétrole à la hausse. L'annonce par Téhéran qu'il pourrait porter le taux d'enrichissement de l'uranium à 60% est clairement un facteur de tension.

Toujours au Moyen-Orient, des tensions dans le Golfe, comme celles qui ont été enregistrées en 2019 (attaques contre des navires pétroliers - tankers -, détournement de tankers et attaques contre des installations pétrolières en Arabie saoudite) seraient aussi susceptibles de faire monter les prix du brut. Les attaques en Irak contre des bases dans lesquelles se trouve du personnel américain pourraient aussi déboucher sur un engrenage militaire qui aurait un impact haussier. Par ailleurs, plus vite la pandémie de Covid-19 reculera grâce aux vaccins, plus vite l'économie mondiale retrouvera le chemin de la croissance, ce qui entraînera inévitablement une hausse de la consommation pétrolière. Parmi les sujets clés, il y a aussi les projets de relance de l'économie américaine présentés par le président Joe Biden.

Celui-ci veut obtenir du Congrès américain l'adoption d'un plan de $1.900 milliards. C'est très important car les Etats-Unis représentent, à eux seuls, 20% de la consommation mondiale de pétrole, et ce qui sera décidé à Washington aura un impact très significatif sur le marché pétrolier. L'ampleur de la croissance économique chinoise en 2021 pèsera aussi sur les équilibres pétroliers car la Chine est le second consommateur de pétrole après les Etats-Unis.

Les économies africaines exportatrices de combustibles risquent de déplorer une perte d’investissement dans des projets pétroliers allant jusqu’à 10 milliards de dollars, d’après une analyse de Wood Mackenzie, avec de nombreux projets-clés dépendant d’un prix du pétrole brut au seuil de rentabilité de plus de 45 dollars par baril. Fatal ? Ou les pays pétroliers du continent ont-ils des arguments à faire valoir pour s'en sortir ?

Le risque évoqué par Wood Mackenzie est bien réel. Dans un environnement aussi difficile, pour les raisons présentées ci-dessus, les compagnies pétrolières ont fortement réduit leurs investissements en 2020 et reporté des décisions sur le développement de nouveaux champs pétroliers et/ou gaziers. L’Afrique a, cependant, des atouts, à commencer par son potentiel en hydrocarbures, les nombreuses opportunités qu’elle peut offrir en matière d’exploration et de développement et des coûts de production souvent assez faibles. Mais dans un contexte assez délicat, des facteurs tels que la stabilité politique, la flexibilité fiscale, la visibilité pour les investisseurs et l’attractivité pèsent très lourd.

Dans une économie mondialisée, il y a forcément une concurrence de fait entre pays producteurs pour attirer les investisseurs. L’Afrique a des atouts mais elle doit jouer les bonnes cartes au bon moment.

Passer à une économie diversifiée sera pour les pays du Mena difficile, comme vous l'avez relevé à maintes reprises, et va demander quelques décennies. Comment l'Algérie qui, outre cette difficile transition, connaît une demande exponentielle en gaz naturel et en pétrole, tout en enregistrant un énorme retard dans le développement des énergies renouvelables, pourra-t-elle s'en sortir ?

L’Algérie est très dépendante des hydrocarbures et va le rester pendant pas mal de temps. Le pétrole et le gaz naturel représentent 94-95% des exportations du pays et cette proportion n’a malheureusement pas baissé depuis un bon moment. Les hydrocarbures restent également la source majeure des recettes budgétaires et leur impact sur la croissance économique nationale est important. La bonne gestion de ce secteur clé pour l’Algérie est donc cruciale dans les court, moyen et long termes.

La consommation nationale énergétique est en forte croissance et a atteint 67 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) en 2019, ce qui représentait 43% de la production commerciale d’énergie primaire du pays qui était de 157,4 Mtep au cours de la même année. Les exportations d’énergie, en l’occurrence d’hydrocarbures, étaient de 92 Mtep en 2019 et les importations d’énergie de 3,1 Mtep.

Outre les hydrocarbures, les orientations essentielles pour l’avenir à long terme sont connues depuis longtemps et ont pour nom le développement de la maîtrise de l’énergie, la montée en puissance des sources renouvelables et la diversification de l’économie. Cela prend du temps, c’est complexe et c’est coûteux mais c’est crucial.

Pour avancer le plus rapidement possible vers de tels objectifs, il faut une grande stabilité politique, une forte mobilisation des forces politiques, économiques et sociales autour de priorités largement partagées et un cadre très incitatif pour les investissements publics et privés, nationaux et étrangers. Ce sont des conditions essentielles.

Où, selon vous, l'Algérie réussira-elle : au sein ou en dehors de l’Opep ?

L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) a été créée en 1960 et elle compte aujourd’hui 13 pays membres, dont l’Algérie. L’Algérie est membre de l’Opep depuis 1969, soit neuf ans seulement après la création de cette Organisation et sept ans seulement après l’Indépendance. En plus de 50 ans, Alger y a joué un rôle important, notamment en termes de médiation au sein de l’Opep ou entre l’Opep et certains pays non-Opep, et ce rôle a souvent été reconnu par ses pairs.

Comme tout le monde pétrolier, l’Opep a essuyé une très forte bourrasque en 2020 mais elle a montré avec ses alliés au sein de l’Opep+ (23 pays, dont 13 de l’Opep et 10 pays non-Opep, dont la Russie) qu’elle gardait une bonne capacité de réaction avec l’accord historique de réduction de la production conclu le 12 avril 2020. Cet accord a fortement contribué au redressement des cours de l’or noir après leur effondrement entre janvier et avril l’an dernier.

L’Opep reste, donc, un acteur clé sur le marché pétrolier mondial. Comme nous l’avons vu, le pétrole et le gaz naturel feront encore partie de l’avenir de l’Algérie pendant longtemps. Certes, l’Opep ne s’occupe que de pétrole mais l’évolution des prix du pétrole a un fort impact sur celle des prix du gaz naturel. Il y a, donc, de très bonnes raisons pour que l’Algérie reste engagée dans la coopération avec d’autres pays producteurs au sein de l’Opep et de l’Opep+.

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