L’ACTUEL : Quelle lecture faites-vous de la situation financière actuelle de l’Algérie ?
Yazid Benmouhoub : Depuis la baisse des prix du pétrole, la liquidité bancaire a chuté d’une manière drastique. Elle est passée 2.731 milliards DA en 2014 à 512 milliards DA à fin 2017, pour revenir à des niveaux de plus de 800 milliards en 2018 et 2019 et ce, grâce au financement non conventionnel. Lorsque vous avez une économie qui est financée à plus de 90% par le secteur bancaire public, l'on est en droit de se poser des questions sur la pérennité d'un tel modèle de financement. En fait, nous exposons, ainsi, notre économie à un risque systémique, dont les conséquences risquent d'être très préjudiciables, notamment si les prix de l'or noir continuent de dévisser. A côté de cela, vous avez un marché informel qui brasse des milliards.
La Banque d'Algérie a estimé la masse de la liquidité en circulation dans ce segment à quelque 50 milliards $ qui échappent à tout contrôle et qui ne génèrent aucune rentrée fiscale. La diversification des sources de financement devient alors une nécessité et nous sommes contents de voir que le gouvernement, dans son plan d'action, a pris en compte ces aspects et prévoit une batterie de mesures à même de relancer la Bourse et les fonds d'investissement, de même qu'il consacre la pratique de la finance islamique comme outil complémentaire de financement. L'activation de l'ensemble de ces canaux est à même d'améliorer l'inclusion financière en Algérie, notamment que son corollaire, la digitalisation de l'économie, est placé au rang des priorités.
La redynamisation de l’activité de la Bourse passe obligatoirement par un changement des mentalités des opérateurs économiques, particulièrement ceux qui aspirent à gagner des parts de marché à l'étranger ; quelles sont les actions entreprises par votre institution pour réussir ce défi ?
La redynamisation de la Bourse est tributaire de plusieurs facteurs, à commencer par l’introduction en Bourse d'un plus grand nombre d'entreprises pour gagner en profondeur de marché. A ce jour, nous comptons 6 sociétés cotées, dont une est une PME avec une capitalisation boursière qui ne depasse pas les 45 milliards DA. Malheureusement, la mentalité d'un grand nombre de nos capitaines d'industries, particulièrement dans le privé, reste réfractaire à l'ouverture du capital de leur entreprise, pensant à tort que cela va leur faire perdre le contrôle sur leurs affaires. Cela d'une part. D'autre part, la structure familiale de ces sociétés ne facilite pas l'intégration de nouveaux actionnaires en dehors de la sphère familiale lors des opérations d'appel public à l'épargne (APE). Il est indéniable que dans le contexte financier actuel, le recours à la Bourse pour bon nombre de ces entreprises est souhaitable, notamment celles qui envisagent de se lancer sur des marchés à l'international, mais pas que. En vue de mieux faire connaître la Bourse d'Alger et les avantages que véhiculent les introductions en Bourse, nous avons mis en place un plan d'action qui vise d'abord les chefs d'entreprises, publiques et privées, les professionnels de la comptabilité et de la finance, les autorités financières, les universitaires, etc., mais également le grand public. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les réseaux de la Chambre algérienne de commerce et d'industrie, à travers ses représentations locales (CCI), les associations patronales, la Chambre de commerce et d'industrie algéro-française (CCIAF), les centres universitaires avec lesquels nous avons signé des conventions de partenariat et toute partie qui nous semble à même de nous aider dans notre mission de vulgarisation.
Par ailleurs, nous avons ouvert les portes de la Bourse à toutes les personnes ou entreprises qui souhaitent s'enquérir des modalités d'introduction. Nous recevons, à ce titre, beaucoup de visites de diverses catégories : des élèves du moyen jusqu'aux étudiants en post-graduation, en passant par des patrons d'entreprises. Nous avons également investi dans le réseau digital, puisque la Bourse a été la première entreprise dans le secteur financier à lancer une application mobile, et la mise en ligne, en 2013, d'un nouveau site internet qui permet aux utilisateurs de disposer de l'ensemble des données liées au marché. Nous sommes présents sur facebook, Linkedin, Twiter et Youtube.
Certaines sources médiatiques affirment que la Bourse d’Alger est en phase d’accepter très prochainement l’introduction en Bourse de certaines entreprises ; qu’en est-il de la crédibilité de cette information ?
Les actions de communications entreprises depuis ma prise de fonction, en 2013, commencent à produire leurs fruits, puisque nous assistons à un regain d'intérêt de la part des opérateurs pour la Bourse d'Alger. En effet, plusieurs sociétés, notamment des PME, ont émis le voeu de franchir le pas pour des levées de fonds par la Bourse. Mais force est de reconnaître que les situations politique et économique, notamment en 2019, ont fait que ces mêmes chefs d'entreprise ont reporté leur projet à une date ultérieure. Toutefois, maintenant que les institutions sont revenues, la confiance commence à s'installer et la preuve en est que la PME SPA Casbah, spécialisée dans la fabrication de condiments, a bel et bien déposé une demande d'introduction sur le marché PME, laquelle demande est actuellement en phase d'étude à la Cosob pour l'obtention du visa. Outre Casbah, nous avons d'autres entreprises qui ont émis le voeu d'une introduction en Bourse. C'est le cas de la société Algreen et d'une autre entreprise qui est dans l'industrie agricole et d'une troisième qui compte lancer une levée de fonds via le marché obligataire. Nous sommes confiants que les années à venir sont en faveur d'une redynamisation du marché boursier algérien.
L’opération de la numérisation des opérations financières constitue une priorité de la Bourse d’Alger, cela va-t-il apporter une amélioration des services et comment ?
La digitalisation de l'économie est une nécessité, aujourd'hui, et constitue à notre sens l'un des moyens efficaces qui peuvent impacter positivement les pratiques financières et bien au-delà. Conscient de cette importance, nous nous sommes lancés dans un programme de modernisation qui vise à digitaliser totalement les transactions boursières, de la même façon que cela se fait sur les places mondialement connues. Ainsi, avec l'appui du ministère des Finances, nous avons acquis un système d'information électronique, qui sera lancé incessamment. Nous sommes actuellement dans la dernière phase du projet, puisque nous sommes en train de finaliser l'implémentation du soft. Une fois cette opération finalisée, nous entamerons les tests grandeur nature en prélude au lancement effectif de la plateforme. Nous lancerons prochainement une plate-forme de trading en ligne. Ce système permettra une meilleure inclusion financière et générera plus d'activité sur la Bourse avec une plus grande liquidité du marché.
Le retrait de l’entreprise NCARouiba est-il officiellement acté ?
Il faut savoir qu’une société qui fait son entrée en Bourse dispose de la possibilité de se retirer, si les conditions réglementaires sont remplies.
Pour NCA Rouiba, la Bourse a permis à cette entreprise, en 2013, de remplacer le fonds d'investissement présent dans le capital et de réaliser par là-même une levée de fonds, accompagnée de tous les avantages qu'offre une introduction en Bourse, en termes de notoriété et d'amélioration des standards de gouvernance, adossés à des avantages fiscaux non négligeables. A ce jour, nous n'avons reçu aucune demande officielle de retrait, par conséquent, nous ne pouvons nous prononcer sur ce sujet, si ce n'est que le retrait est tout à fait prévu par la réglementation boursière algérienne, à l'instar de ce qui est prévu pour le cas d'espèce, dans les réglementations des places boursières à travers le monde.
Où en est l’opération d’introduction de nouveaux produits boursiers, tels que les Sokouk ?
Il est utile de préciser que les revenus des actions sont des produits compatibles avec les préceptes de la charia. Donc, la Bourse est l'une des premières places à offrir des produits charia complaint. L'intérêt des pouvoirs publics de voir ce type d'activités financières se développer et contribuer de manière inclusive à l'effort de mobilisation de l'épargne nationale, de financement de l'économie et de bancarisation de la société, est aujourd'hui une réalité, puisque contenu dans le programme du gouvernement qui vient à peine d'être validé par les deux chambres du Parlement. A cet effet, la Bourse d’Alger est bien prête à accueillir les produits financiers islamiques tels que les Sokouk.
Toutefois, en l'absence d'un ancrage juridique, il n'est pas envisageable de les lancer dans l'immédiat. Mais il est tout à fait possible de lancer des produits similaires prévus par le code de commerce que sont les titres participatifs. Nous estimons que le lancement des produits de Sokouk est à même de drainer une partie de l'argent thésaurisé par les familles algériennes et contribuer, par là aussi, à capter une part de l'argent de l'informel à la double condition que les rendements soient attrayants et totalement défiscalisés.
Par ailleurs, l'Algérie pourra attirer des fonds étrangers, dont l'appétence pour ce type de produits est élevée. Il ne faut pas perdre de vue que la finance islamique est devenue aujourd'hui une pratique répandue et appréciée au niveau mondial.
L'encours des actifs islamiques dans le monde a connu une extraordinaire évolution, passant de 500 milliards $, en 2006, à plus de 2.640 milliards $, en 2018. Les prévisions de l'encours des Sokouk devrait représenter, à l'horizon 2022, plus de 600 milliards $. Alors, pourquoi l'Algérie ne prendrait pas sa part de cette formidable manne financière ?
Pour conclure, avez-vous un message à adresser aux patrons d’entreprise qui hésitent à entrer en Bourse ?
Nous avons souligné depuis longtemps que le risque d'une détérioration des fondamentaux de l'économie algérienne étaient prévisibles. Aujourd'hui, la conjoncture économique et financière est fragile mais viable. La raréfaction des ressources rend celles-ci plus coûteuses certes. Ainsi, le recours à l'endettement bancaire pour les entreprises les moins bien structurées paraît délicat.
La Bourse peut, désormais, jouer un rôle pour palier au manque de la liquidité bancaire en finançant les sociétés avec un niveau de risque maîtrisé. Nous lançons, donc, un appel aux opérateurs, tous secteurs confondus, pour les inciter à intégrer le financement via la Bourse ou via des fonds d'investissement, comme une alternative qui pourrait sauver leur business et permettre de booster leur croissance.
Nous sommes en faveur de la pérennisation des entités productives et nous souhaitons sauvegarder l'outil de production, maintenir les emplois, en créer d'autres et surtout permettre à notre économie de prospérer. Le marché boursier doit pouvoir, jouer un rôle de plus en plus prononcé dans le financement de l'économie et nous sommes prêts à relever ce défi.